Retrouvailles au bord du fleuve.
C'est en
compagnie de Virgile, son fils de dix-sept ans, que Marc est de
retour sur sa terre natale, le Vietnam ; l’occasion pour ce dernier
de retrouver son frère Gésu qui, lui, n’a jamais quitté les lieux,
et leur cousine Evelyne, elle aussi née au Vietnam. Tous trois sont
de pères français et de mères vietnamiennes, mais autant Gésu est
resté attaché à son pays, autant Marc semble faire preuve d’un
détachement obstiné, d’une indifférence presque forcée, quand
Evelyne tente de l’aider à retrouver la mémoire de ses premières
années passées ici. Evelyne, réceptive à la moindre odeur, s’obstine
mais ne parvient pas à réveiller les souvenirs de son cousin, qui
dit aussi ne se rappeler que « vaguement » la voisine de la
voisine avec qui ils jouaient, enfants. Virgile, de son côté, semble
fasciné par le passé douloureux du pays et collecte de vieilles
coupures des années 30, s’intéressant plus particulièrement au sort
des «jauniers», véritables esclaves, «coolies tonkinois dans le
dernier état de misère psychologique», «presque moribonds»,
recrutés et déportés pour travailler dans les plantations de
caoutchouc des propriétaires français – dont le grand-père Armand,
abattu lors d’une révolte, justement, de ces mêmes jauniers… On
n’entendra pas le témoignage du colon mais celui de sa femme,
Jeanne, qu’Evelyne défend malgré tout : « elle était gentille,
mamie. Elle ne savait rien. Les gens comme elle, ils traversent le
mal sans se douter que ça existe ! » C’est alors que Jeanne
intervient, lors de séquences d’un autre temps qui s’intercalent
entre les scènes du temps présent ; incarnant le passé honteux d’une
France impérialiste, et méprisant les droits les plus élémentaires
des tonkinois, elle défend les actes de feu son époux et refuse
d’être accusée d’une quelconque complicité tacite ; plus tard, en
présence de son petit-fils Marc (âgé de dix-sept ans, cette fois)
qui l’accuse (« t’étais dans le coup par ton silence, ta lâcheté
! »), elle nie encore, mais comprend la révolte de Marc, privé
d’une mère vietnamienne restée au pays avec le fils cadet,
Gésu.
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Cet
entrelacement temporel s’inscrit au cœur même de la structure
dramatique de cette pièce, dont la légèreté première (une
amicale réunion de famille, des propos anodins, la préparation
d’un plat de nems…) dissimule en réalité des tensions qui se
font de plus en plus prégnantes – au fur et à mesure que la
porosité temporelle s’accentue, que les non-dits s’accumulent
; c’est d’abord la voisine qui fait resurgir maladroitement le
passé, et son babillage en apparence candide irrite
profondément Marc ; plus tard, Gésu, ivre et rageur, révèle en
partie ses frustrations et s’attaque ouvertement à son frère,
lors d’une scène d'une violence sans précédent – et pourtant,
Gésu ne trouve pas les mots et s'enferre dans un discours
désorganisé ; plus modérée, Evelyne (pourtant réticente)
comprend que le temps des explications est venu, sans pour
autant être capable d'aller au-delà de ses intentions :
«Bon. On va vider l’abcès. On y va. Alors… le passé.
Désolée. Bien obligée c’est là où ça coince…» ; des
règlements de compte inarticulés, comme si la souffrance des
trois cousins ne pouvait trouver d’échappatoire via le
langage. |
En contrepoint,
un personnage farfelu et affamé fait irruption, de plus en plus
régulièrement, monologuant en parallèle, sans que ses propos
paraissent s’accorder avec les scènes qui se déroulent au premier
plan ; nommé « Jean Jeunet », présenté par la dramaturge comme un
«Poète hors sujet, s’exposant dans la posture la plus périlleuse
», il agit comme un trublion au discours incohérent, sans lien
direct avec les trois personnages qui tentent de jouer le jeu de la
paisible réunion de famille – la parenté ténue de Jean Genet avec le
Vietnam (l’une des causes que l’écrivain embrassa dans les années
70, quand il s’opposait à la guerre) explique en partie sa présence
; mais d’autres liens font surface, le Genet dramaturge, poète ou
écrivain engagé – sa présence sur scène rappelant les luttes pour
les droits humains fondamentaux. Et Jocelyne Sauvard de souligner
subtilement les séquelles d'un passé colonial, à travers l'évocation
de ces retrouvailles maladroites, chacun des personnages restant sur
ses gardes, à l'affût des mots des autres qui pourraient
dangereusement raviver des plaies trop béantes - contenues dans
l'omniprésence des non-dits et des phrases inachevées.
Mousson Blues, sous le signe du silence
tacite (et parfois bien difficile à ne pas briser), doit se lire
entre les lignes aussi.
Blandine Longre (août
2005)
Blandine Longre, agrégée d’anglais,
est l’une des fondatrices de Sitartmag ; rédactrice depuis 1999,
elle s’intéresse tout particulièrement aux écritures contemporaines
(francophone, anglophone, asiatique, orientale etc.), à la
littérature pour la jeunesse, au théâtre (texte et représentation)
et aux relations qu’entretiennent fiction et
réel.

http://www.lespierides.com/in/
http://www.theatre-contemporain.net/auteurs/sauvard/pdgjs.htm
http://www.scenepremiere.com/FSPresentationAuteur.php?IdAuteur=923 |